Quelle réponse internationale à la situation haïtienne ?

Haïti, ce petit territoire de 27 750 km², traverse une situation difficile depuis son existence. Reposant sur de trop nombreuses erreurs de base, il finit par devenir, par déterminisme, un exemple de chaos ou d’enfer, un prototype d’État dépourvu d’une stratégie ou d’une structure digne, d’État sans une institution adaptée, sans une population réellement rattachée à un territoire effectivement contrôlé ou à une gouvernance, sans un dirigeant légitime.Entre groupes armés de divers types cherchant à contrôler le territoire et dirigeants à la tête des institutions indignes, les plus légitimes n’apparaissent pas évidents, en l’absence d’une étude approfondie sur les taux de responsabilité des uns et des autres dans les maux actuels d’Haïti. La situation actuelle de ce pays apparaît sans une issue possible en l’absence d’une réponse internationale, aux yeux de nombreuses personnes. Le Premier ministre haïtien a même sollicité, à plusieurs reprises, de la communauté internationale une intervention militaire internationale[1], une demande à laquelle cette communauté se montre réticente, tenant compte des controverses qu’elle a soulevées. C’est pourquoi j’ai essayé d’apporter des éléments de réponses sur cette question.     

La demande d’intervention d’une force militaire étrangère ou internationale en Haïti de la part du gouvernement haïtien appelle plusieurs éclaircissements. Cette demande devrait tout au moins résulter, d’une part, d’une étude approfondie réalisée par des experts neutres hautement qualifiés et responsables et, d’autre part, d’un consensus entre les principaux acteurs de la vie nationale, étant donné l’inexistence d’une autorité publique élue ou légitime sur le territoire.

Toute intervention militaire en Haïti doit aussi, au préalable, répondre à une question de méthode et de droit.

Pour mener une intervention militaire en Haïti, la communauté internationale, sur le fondement du principe de l’efficacité de l’aide[2] et de la coopération internationales[3] devrait rapporter la preuve d’une incapacité absolue des forces policières ou militaires haïtiennes à maintenir l’ordre par elles-mêmes en Haïti. Or, pour rapporter la preuve de cette incapacité absolue des forces policières ou militaires haïtiennes, la communauté internationale doit aussi au préalable rapporter la preuve qu’elle a déjà tout tenté efficacement, suffisamment et sans succès, pour aider à renforcer les capacités desdites forces nationales en matière de maintien de l’ordre. Cela apparaît impossible actuellement, sachant que certains policiers ou militaires haïtiens ne perçoivent même pas l’équivalent de 250 dollars des États-Unis d’Amérique le mois. Tout au moins, il convient de rapporter la preuve qu’un policier ou un militaire haïtien qui perçoit un salaire de moins de 250 dollars des États-Unis d’Amérique est suffisamment bien pourvu pour remplir sa mission. La communauté internationale devrait de plus rapporter la preuve que les forces policières et militaires haïtiennes seraient toujours dans l’incapacité absolue d’accomplir leur mission même si leurs agents étaient aussi bien rémunérés, aussi bien traités, aussi bien encadrés et aussi bien équipées que ceux d’une force d’intervention militaire étrangère en Haïti.

Logiquement, la communauté internationale n’aura pas le droit de mener une intervention militaire en Haïti sans rapporter préalablement ces preuves. Au cas où elle serait dans l’incapacité de rapporter ces preuves présentement, la communauté internationale ne pourra que se résoudre à renforcer et accompagner les forces policières et militaires d’Haïti pour leur permettre d’accomplir leurs missions.

Par ailleurs, suivant le principe d’alignement de l’aide internationale au développement sur les priorités, toute intervention militaire internationale en Haïti doit établir préalablement qu’elle permettra, indubitablement, de résoudre les autres problèmes qui sont à la base du problème apparent auquel elle veut s’attaquer. Il y aurait, à ce stade, un sérieux problème de méthode et de principe. La communauté internationale se serait attaquée à un problème superficiel, en toute incertitude, au lieu des problèmes réels de base.

La demande d’intervention d’une force militaire internationale appelle aussi un éclairage quant à la reddition des comptes, au régime de responsabilité de cette force, de même qu’à sa méthode. Sur la base de quelle reddition de comptes internationaux et de quelle méthode ? La communauté internationale peut-elle intervenir actuellement en Haïti sans rendre compte des résultats de ses précédentes interventions en Haïti et sans répondre de sa responsabilité dans les conséquences néfastes desdites interventions ? Oui, si elle entend fonctionner en dehors du droit international et de toute logique juridique. Non et en aucun cas, si elle est tenue au respect de ses propres principes de garantie des droits, d’efficacité de l’aide internationale. Suivant les règles même de la communauté internationale, aucune intervention internationale ne doit avoir lieu dans un pays dans l’incertitude de la garantie des droits, en exposant le pays bénéficiaire à beaucoup plus de risques et d’inconvénients qu’il y en a actuellement, en l’absence de mesure nécessaire pour la reddition de compte, la garantie de la responsabilité des acteurs. Une intervention internationale en Haïti ne pourra se faire en dehors des principes du droit international public, notamment les principes de garantie des droits et d’efficacité de l’aide internationale.

Une autre préoccupation qui appelle une réponse est celle du type d’intervention sollicitée. Pourquoi une intervention militaire internationale, alors que les problèmes réels sont d’ordre technique ou scientifique ? Une intervention militaire internationale en Haïti répondra-t-elle aux besoins actuels de sécurité ? Le droit international — tenant compte des principes de l’autodétermination des peuples, de la souveraineté de l’État — rend inconcevable toute intervention militaire dans un pays, si ce n’est que sur le fondement du principe de l’extrême urgence ou de l’extrême nécessité, si ce n’est que pour rendre possibles ces principes de souveraineté et d’autodétermination. Lorsqu’un pays se trouve dans une situation d’autodétermination, d’État de droit et de souveraineté quasiment impossibles avec les acteurs nationaux, toutes les mesures internationales susceptibles de permettre d’atteindre ces objectifs peuvent avoir du sens. Tel est le cas en Haïti, qui se trouve dans une situation d’autodétermination, d’État de droit et de souveraineté impossibles actuellement avec les acteurs nationaux. Une intervention internationale pourrait se justifier techniquement pour faciliter ces objectifs. Cependant, techniquement, la communauté internationale est déjà sur le terrain et à pied d’œuvre en Haïti depuis plusieurs décennies. Elle intervient dans des projets d’État de droit, de renforcement des capacités, de démocratie et autres, mais, de manière très inefficace. Les institutions techniques ou opérationnelles de la communauté internationale, qui sont déjà sur le terrain en Haïti, ne sont pas vraiment mises en mesure de respecter les principes du droit international public par les autorités nationales, pour fournir des résultats satisfaisants. Elles dépendent trop des institutions nationales faites pour l’inefficacité[4]. Elles fonctionnent à l’haïtienne non seulement en raison des principes d’autodétermination des peuples et de souveraineté de l’État, mais aussi en raison du  comportement irresponsable des autorités haïtiennes, qui entretient leur inefficacité.

Une autre présence internationale ne s’avèrera donc pas nécessaire si les institutions internationales sur place, qui pourraient permettre de résoudre techniquement les problèmes d’insécurité, ne sont pas mises en mesure de le faire. Avant même de penser à une intervention militaire internationale en Haïti, il y a lieu d’épuiser les possibilités de solution avec les institutions internationales techniques qui sont déjà sur place, notamment de les mettre en mesure d’améliorer leurs méthodes et leurs modes de fonctionnement à cet effet. Tout au moins, il y a lieu de tenter de redéfinir les missions et l’approche des institutions internationales techniques déjà sur place en Haïti et d’imposer la primauté du savoir sur la subjectivité politique ou politicienne, pour permettre de résoudre les problèmes actuels d’Haïti. 

Il y a aussi lieu de tenir compte de l’autorité publique qui a sollicité l’intervention d’une force militaire internationale en Haïti. Suivant la maxime latine « Nemo auditur propriam turpitudinem allegans » (nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude), pour répondre positivement à cette demande, la communauté internationale doit rapporter la preuve que le demandeur est fondé à produire cette demande et que ce dernier n’a aucune responsabilité dans la situation d’insécurité actuelle. La communauté internationale doit aussi, tout au moins, s’assurer de ne pas aider les oppresseurs à enfoncer les opprimés en Haïti[5]. Elle doit tenir la preuve que les autorités en place ou les auteurs de la demande d’intervention militaire internationale ont fait les efforts nécessaires pour lutter contre les causes fondamentales de la situation d’insécurité, notamment contre la corruption, la pauvreté, l’injustice, les violations des droits fondamentaux et des droits de l’homme, l’utilisation irrationnelle des biens publics, la mauvaise gouvernance. Tout au moins, l’autorité qui a fait la demande doit rapporter la preuve d’avoir fait le nécessaire, ou d’être dans l’impossibilité de faire le nécessaire, pour garantir le bon fonctionnement du système juridictionnel, des pouvoirs locaux, des systèmes éducatifs et de santé. Elle doit rapporter la preuve qu’elle a fait le minimum nécessaire dans les autres domaines de sécurité humaine, notamment en matière de sécurité environnementale, politique, économique, sanitaire, alimentaire, communautaire… Si une autorité publique ne prête pas assez d’attention aux autres sous-secteurs de sécurité « humaine », si elle n’est pas en mesure de rapporter la preuve qu’elle sait valoriser les opportunités et moyens qui sont déjà à sa disposition, pour quel motif devrait-on lui apporter une opportunité incertaine pour un problème qui n’est que la partie émergée de l’iceberg ?

La demande d’une intervention militaire étrangère ou internationale met également en exergue un conflit d’éthique et de déontologie politiques en Haïti. Le fait pour le Premier magistrat d’Haïti, qui est aussi le chef des forces policières et militaires nationales, de solliciter de la communauté internationale une intervention militaire étrangère ou internationale en Haïti voudrait dire en quelque sorte que les forces haïtiennes sont dans l’incapacité absolue d’accomplir leur mission de maintien de l’ordre. Elles sont de ce fait, indélicatement, mais implicitement, traitées de nul par leur chef. Cela ressort un manque de responsabilité éthique et déontologique, notamment un manque de délicatesse et de sens de responsabilité politique. Le gouvernement haïtien, qui a demandé l’intervention d’une force étrangère en Haïti, est censé savoir que le salaire de misère perçu par certains policiers ou militaires haïtiens ne leur permet même pas de subvenir à leurs besoins primaires. Il est censé savoir que des policiers ou militaires haïtiens se font abattre comme de simples bêtes sans maître dans les rues, faute de moyens pour se protéger. Il est également censé savoir qu’un agent d’une force militaire internationale coûtera N fois plus cher qu’un agent national, sans pouvoir remplacer ce dernier ou en remplir la mission. Ce gouvernement haïtien demande l’intervention d’une force militaire internationale en Haïti, le pays qu’il est censé gouverner, au lieu de demander les moyens nécessaires pour permettre aux forces nationales d’accomplir convenablement leurs missions. C’est quand même intrigant.

La demande d’intervention d’une force militaire internationale montre aussi que le gouvernement haïtien fait beaucoup plus crédit à une force étrangère pour s’attaquer aux problèmes haïtiens qu’aux forces nationales dont il dispose. Cela montre aussi une déficience profonde en matière de développement personnel et d’intelligence politique en Haïti. Les autorités politiques haïtiennes feraient davantage crédit à ce qu’elles ne pourront jamais contrôler, qui leur échappera toujours et qui leur est incertain, qu’à ce qu’elles peuvent contrôler et dont elles peuvent disposer à tout moment. Cela contredit quand même la logique politique nécessaire pour faire face à la situation actuelle d’Haïti!

Un tel comportement politique du gouvernement haïtien devrait au contraire amener la communauté internationale à ne pas le prendre au sérieux et à ne pas répondre à sa demande d’intervention militaire internationale en Haïti. L’éthique de la communauté internationale ne lui permettra pas d’amplifier l’humiliation que subissent les policiers et militaires haïtiens de la part de leurs dirigeants politiques, de payer chèrement une force d’intervention militaire internationale pour une mission dont l’incertitude des résultats demeure quasiment acquise dans le pays le plus pauvre de l’Amérique.

En l’état actuel des choses, il y a lieu de constater que les conditions ne sont pas réunies pour une intervention militaire internationale en Haïti. Premièrement, une intervention militaire étrangère n’est pas susceptible de permettre d’atteindre les objectifs de sécurité en Haïti, tenant compte des principes d’autodétermination des peuples, d’État de droit et de souveraineté de l’État. Deuxièmement, la communauté internationale n’a pas encore rapporté les preuves que le Premier ministre et les membres de son gouvernement sont exempts de toute responsabilité dans la situation actuelle d’Haïti et qu’elle ne risque pas d’aider des oppresseurs à enfoncer leurs victimes. Troisièmement, principe d’efficacité oblige, la communauté internationale ne saurait accorder des moyens hors de contrôle et aux résultats incertains pour résoudre un problème apparent si Haïti ne rapporte pas la preuve d’avoir convenablement épuisé tous les moyens certains qui sont déjà à sa disposition, notamment les forces nationales, les institutions internationales techniques sur place, les fonds publics disponibles et autres. Aucune logique ne justifie le recours à des moyens militaires étrangers très coûteux et aux résultats incertains, pour faire face à un problème apparent, alors qu’il est possible de résoudre beaucoup plus de problèmes réels avec des moyens disponibles sur place, certains et moins coûteux. 

Pour sortir Haïti de sa situation actuelle, une réponse internationale est absolument nécessaire. Cette réponse doit pouvoir permettre des solutions durables et, notamment, de s’attaquer aux diverses causes fondamentales d’insécurité, d’instabilité et de crises récurrentes en Haïti. Or, une intervention militaire étrangère ou internationale n’apparaît pas pouvoir y permettre ces solutions. Elle aurait été une grave erreur internationale. Elle aurait exposé la communauté internationale à des mécontentements justes de la part des Haïtiens imbus de la situation de leur pays et des stratégies possibles pour le sauver.   

Notes

[1] RFI, Haïti : la demande d’intervention d’une force étrangère ne fait pas l’unanimité, 10/10/2022, 6 h 15, <https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20221010-ha%C3%AFti-la-demande-d-intervention-d-une-force-%C3%A9trang%C3%A8re-ne-fait-pas-l-unanimit%C3%A9> ; Frédéric Thomas, Juan Gomez, Mikaël Ponge « demande d’intervention étrangère en Haïti : “un marqueur de la faillite du gouvernement”, 13 octobre 2022, <https://www.cetri.be/Demande-d-intervention-etrangere>.

[2] OCDE : Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement (2005) ; Programme d’action d’Accra (2008) <https://www.oecd.org/fr/cad/efficacite/34579826.pdf>. La Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement met l’accent entre autres sur l’exigence de résultats, l’obligation mutuelle, la suppression de doublon, l’alignement de l’aide sur les priorités et la responsabilité mutuelle.

[3] Partenariat de Busan pour une coopération efficace au service du développement, quatrième forum à haut niveau sur l’efficacité de l’aide, Busan, République de Corée, 29 novembre – 1er décembre 2011, <https://www.oecd.org/fr/cad/efficacite/49650184.pdf>.

[4] On peut aussi qualifier d’institutions internationales haïtiennes celles qui fonctionnent à la manière haïtienne.

[5] Ce principe selon lequel le fort ne doit pas opprimer le faible ou que le fort ne doit pas être aidé à opprimer le faible existe depuis le Code d’Hammourabi, en droit babylonien. Ce serait une régression dommageable si la communauté internationale devait aider les oppresseurs haïtiens à enfoncer leurs victimes en Haïti.   

Amos Maurice

Amos Maurice, Docteur en droit public (Université de Poitiers), Consultant Amos Maurice

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